mardi 1 mai 2012

Incursion dans un domaine trop réservé : la monnaie - Part 4

Incursion dans un domaine trop réservé : la monnaie - Part 4

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Je reviens sur une très bonne étude faite par le groupe indépendant ATTAC qui non seulement revient sur l'historique fondamental qui nous a mené à la situation économique actuelle de la planète entière, mais avait largement expliqué et anticipé les risques qui sont survenus depuis cet ouvrage qui date de 2004... Le groupe continue ses observations et interventions, et je suis personnellement assez en accord avec leurs conclusions, ainsi que l'historique :

Voir début Part 1Part 2, Part 3
III 
De l'échange à la vente - La valeur  - Les fonctions de la monnaie

De l'échange à la vente


Pour comprendre comment a évolué l'échange économique, revenons aux trois façons d'échanger des biens ou des services. Soit on les échange directement, immédiatement, sans monnaie, soit on se sert d'une monnaie-marchandise comme bien intermédiaire, soit on utilise la monnaie de crédit actuelle.

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L'échange direct, sans monnaie, est la façon la plus simple d'échanger biens ou services : Alice donne des carottes à Brigitte et Brigitte donne des pommes à Alice, elles se mettent d'accord sur les quantités pour estimer que l'échange est équitable. Dès que cet échange a eu lieu, les deux parties sont quittes. Alice peut manger ses pommes et Brigitte, ses carottes. Un tel échange direct entre personnes qui se connaissent et qui ont justement, par hasard, de quoi échanger, ne peut pas s'appliquer à l'ensemble des économies depuis que la production y a cessé d'être artisanale.

Il ne reste possible qu'à deux niveaux extrêmes.

— Soit entre individus qui se connaissent assez pour se faire confiance, il s'agit alors d'échanges de services entre amis, ou entre proches qui s’entre aident. 

C'est un peu cet “échange de bons procédés” que les systèmes d'échanges locaux (SEL) organisent : leur objectif est de créer des relations d'échange entre personnes qui vivent à proximité mais qui, au départ, ne se connaissent pas. Elles n'ont donc aucune garantie que l'échange sera équitable, d'où la nécessité d'établir une véritable comptabilité des échanges, tout en laissant une totale initiative aux membres du SEL. Ce qui n'est pas simple.

— Soit entre pays, mais il s'agit alors de contrats d'échanges, impliquant une préparation, des négociations, des clauses et des modalités établies par les deux parties conformément à une juridiction au niveau international… qui pourraient être organisés par une Organisation Mondiale des Échanges pour en assurer l'équité.

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Le second procédé consiste à utiliser l'intermédiaire d'une monnaie-marchandise. 

Dans un premier temps, Alice donne des carottes à Brigitte, qui, n'ayant pas les pommes que cherche Alice, lui donne en contre-partie un autre bien ayant une valeur marchande dont elles estiment toutes les deux que sa valeur est équivalente à celle des carottes fournies par Alice.

Après ce premier temps, Brigitte peut manger les carottes. Par contre, Alice s'est séparée de ses carottes et se retrouve avec un objet dont elle n'a pas forcément l'usage, mais dont elle a l'assurance de pouvoir l’échanger plus tard, en sens inverse, contre, par exemple, les pommes de valeur équivalente dont elle a besoin. Quand elle aura trouvé à faire ce second échange, mais alors seulement, elle aussi sera quitte et pourra manger ses pommes.

Il y a donc un laps de temps pendant lequel celui qui a reçu la monnaie-marchandise à la place de ce qu'il cherchait n'est pas vraiment quitte parce qu'il faut qu'il trouve ensuite à l'échanger contre la marchandise dont il a besoin. Pendant ce temps, il peut perdre sa monnaie, se la faire voler, le prix des pommes peut augmenter, il peut y avoir pénurie de pommes ou seulement baisse de la valeur de l'objet intermédiaire, par exemple s'il est devenu plus abondant, etc.

L'intervention d'une monnaie-marchandise retarde le moment où les deux parties qui échangent sont quittes. Mais en attendant elles possèdent toutes les deux un bien qui garde une valeur réelle, même si elle peut varier.

Ce type d'échange a disparu en même temps que la monnaie-marchandise.

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Le troisième cas comporte l'utilisation d'un reçu : Christian vend des pommes à Denise, qui n'a pas en contre-partie une marchandise de valeur équivalente. Elle remet à Christian un reçu par lequel elle s'engage à lui régler sa dette plus tard : Denise reste débitrice, Christian reste créditeur, ils ne sont pas quittes.

Bien que Christian ait fourni sa part, la vente continue à le concerner aussi longtemps que Denise n'aura pas produit la marchandise équivalant au reçu. Il peut avoir besoin de ce que sa débitrice lui doit. Quelle garantie a-t-il que Denise tiendra son engagement ? Elle peut être empêchée de le tenir par un accident, mourir ou perdre son emploi, et elle peut être malhonnête et disparaître sans avoir réglé sa dette. Et quelle garantie a Christian que quelqu'un acceptera d'accorder de la valeur à ce morceau de papier qui n'a aucune valeur propre ? Et s'il trouve quelqu'un qui l'accepte, est-ce que ce sera bien contre l'équivalent de ce qu'il a fourni ?

Au retard introduit par la monnaie-marchandise la monnaie de crédit, par son absence de tout lien avec une richesse concrète clairement définie, non seulement ajoute un risque, car la question se pose de savoir ce que vaut cet engagement à payer, mais en plus elle modifie doublement la nature de la transaction. D'une part, l'un des termes de l'échange a changé de nature, il s'est dématérialisé et pas l'autre. D'autre part, les deux échangeurs jouent maintenant des rôles différents, l'un, le vendeur, cède à l'autre un bien réel (ou un service) dont la valeur est ainsi concrétisée, alors qu'il ne reçoit de l'acheteur ni marchandise utilisable, ni service équivalent, donc incontestable : le vendeur est payé par une promesse symbolique, dont l'utilisation ensuite pour une opération en sens inverse reste aléatoire.

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Le bien (ou le service) ne va plus que dans un seul sens, du producteur vers le consommateur. En sens inverse c'est un symbole qui est transféré. Il n'y a plus échange mais vente et achat.

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En fait d'échange, on ne rencontre plus dans nos économies, que cet achat-vente à l'aide de la monnaie de crédit qui est aujourd'hui en circulation : le métal des pièces est sans valeur, les billets n'ont jamais eu de valeur intrinsèque et la monnaie scripturale est faite par jeux d'écriture.

Le système actuel est donc une généralisation de la vente avec monnaie de crédit. Il y a généralisation du débiteur : tous les ressortissants du pays sont débiteurs, puisque la loi les oblige à accepter la monnaie nationale en paiement et qu'ils sont ainsi tenus d’honorer cette dette collective. Il y a généralisation du créditeur : quiconque possède de cette monnaie-reconnaissance de dette est créditeur de la nation puisqu’il a une créance sur elle.

Nous reviendrons plus loin sur les conséquences de ce système.

La valeur.

La valeur est une notion très générale, puisqu’elle va de la désignation d'un caractère abstrait quand il s’agit d’une valeur morale, celle d'un acte courageux par exemple, ou du talent manifesté par un artiste, jusqu'à une mesure aussi concrète que le prix du kilo de terre. Il faudrait au moins distinguer la valeur d'usage de la valeur d'échange.

La valeur d'usage d'un bien est très personnelle puisqu'elle relève de l'appréciation de celui qui est susceptible de l'utiliser et, comme l'a montré Ricardo, chaque homme a «un étalon personnel pour apprécier la valeur de ses jouissances» (27). Celle-ci dépend donc aussi de son environnement et de ses moyens personnels. Il en résulte qu'il n'est pas possible de définir une mesure de la valeur d'usage.

La conséquence est énorme au plan humain… car lorsque marchants, commerçants et économistes emploient le mot valeur, sans préciser, et c’est courant, chacun de nous a tendance, instinctivement, à penser à la valeur d’usage pour lui-même. Alors que c’est toujours de la valeur d'échange d’un bien qu’il s’agit. Et depuis que l'échange entre marchandises a disparu, cette valeur est devenue, de fait, le prix auquel un objet ou un service peut être vendu. Donc quand on entend parler de valeur en économie, il faut traduire par prix du marché.

… Et se demander comment ce prix est établi. Car la réalité est fort loin de la théorie classique du marché selon laquelle le prix serait la manifestation d'un équilibre établi en toute connaissance de cause par la confrontation de l'offre et de la demande venant d'agents économiques parfaitement informés et agissant de façon toujours rationnelle. En réalité, les prix sont affichés par le vendeur, et il n'y a que très rarement débat : quand un client éventuel tente de lui faire modifier son prix, on parle de marchandage et non plus de marché. La confrontation entre offre et demande ne se produit que sur les marchés des capitaux (à la Bourse des titres mobiliers ou à celle des matières premières) où le comportement des acteurs qui fixent les cours est celui des moutons de Panurge : se fiant à leurs impressions personnelles, ils cherchent à anticiper sur ce qu'ils appellent la tendance, à seule fin de profiter, en pariant à la hausse ou à la baisse, sur ce que va être, à leur avis, le comportement des autres. On ne saurait trouver témoignage plus compétent pour décrire cette attitude que celui du Directeur de la Fed (la Banque centrale desÉtats-Unis) : Alan Greenspan évoque «l'exubérance irrationnelle des marchés» !

De sorte que l'utilité générale, la finalité éthique, la qualité humaine et tous autres aspects sociaux sont des considérations qui n'entrent pas dans les préoccupations de ceux qui fixent la “valeur” économique d'une entreprise ou d'un bien.

N'est-il pas temps de réfléchir à la façon de fixer le prix de vente d'un bien plus sérieusement que les boursicoteurs… ?

(27) L'Anglais David Ricardo (1772-1823), un des premiers théoriciens de l'économie classique, est àl'origine de la “loi” de la rente foncière, et fut le premier à affirmer que le travail humain est la source de toute valeur.

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Les fonctions de la monnaie.

Dans quelle mesure peut-on encore admettre ce que tout manuel d'économie énonce comme étant les trois fonctions de la monnaie ?

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La première de ces fonctions est d'être étalon de valeur et unité de compte parce que la monnaie est interchangeable contre un bien, quel qu'il soit. On dit pour cette raison que la monnaie est un “équivalent général” ce qui conduit à ne pas voir l'uniformisation, la perte d'identité que cela implique quand on sait que cette expression un “bien, quel qu'il soit” inclut le temps de travail humain.

En effet, et quel que soit son nom, franc, grain de sel, euro ou unité de valeur (“UV”), l'unité de compte est, par définition, le moyen de tout ramener à une référence commune de valeur. Cela mène à l'absurde car c'est prétendre mesurer “à la même aune” des biens aussi peu comparables qu'un dessin de Léonard de Vinci et plusieurs tonnes de riz.

Il faudrait, au moins, distinguer ce qui est mesurable, quantifiable, de ce qui ne l'est pas. Une tonne de riz vaut sans doute mille fois plus qu'un seul kilo de ce riz, mais la qualité d'une peinture ou celle d'un logiciel de traitement de texte ne se compare pas à celle d'une pâtisserie. 

Ces qualités ne sont pas mesurables et il n'est pas possible de les comparer de façon objective. Même avec des grandeurs de même nature !

Un étalon, par définition, est universel et invariable. Comment peut-on employer pour la monnaie le terme d'étalon de valeur alors que même quand l'étalon monétaire était défini par une masse d'or, il n'a jamais cessé de varier, et de façon officielle ? Alors, à plus forte raison, comment l'admettre depuis qu'il n'existe plus du tout de référence réelle et que la valeur d'échange nos euros actuels, par exemple, varie à chaque instant ? Pour mesurer une richesse, il faut la comparer à une richesse de même nature, comme pour mesurer une longueur, il faut une longueur universellement reconnue et le mètre a été défini pour cela. Imagine-t-on mesurer les longueurs avec un mètre élastique ?

Compte tenu de ce que nous avons rappelé sur l'évolution de l'échange, il serait donc plus correct de dire que la première fonction de la monnaie est d'être, non pas un étalon de valeur, mais un moyen de paiement.
Et si l'on voulait cesser de mélanger l'être et l'avoir, c'est-à-dire distinguer les biens matériels et tout ce qui est impondérable, il faudrait que l'économie cessât de vouloir tout rapporter à la monnaie, mais seulement ce qui est mesurable.

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Nous avons vu qu'en perdant toute valeur intrinsèque et toute référence à une richesse réelle et disponible, la monnaie a fait disparaître des économies modernes l'échange de biens ou de services. Donc, contrairement à une expression très courante, nous ne sommes plus, à proprement parler, dans une économie d'échanges. Les manuels d'économie énoncent pourtant que la seconde fonction de la monnaie est d'être un intermédiaire des échanges et ils ajoutent que cet instrument d'échange est «admis partout et par tout le monde, en toutes circonstances dans nos économies monétaires [ce qui suppose] qu'il existe un consensus social et la croyance que l'on peut obtenir à tout moment n'importe quel bien en échange de monnaie (28)». Confiance… ou bien obligation quand l'État impose le cours forcé et le cours légal d'une monnaie nationale sans valeur de référence ?

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La troisième fonction de la monnaie serait d'être une réserve de valeur. Ce qui suppose que la monnaie a une valeur, pour pouvoir la garder en réserve. Alors que, depuis qu'elle a cessé d'en avoir, elle a évidemment cessé du même coup d'en être une réserve…

Il est évident que pour toutes les personnes qui ne disposent que de faibles revenus, la monnaie ne constitue pas une réserve de valeur puisqu'elle est vite et entièrement dépensée ! 

Quant à celles qui gagnent plus qu'elles ne dépensent, elles s'empressent de “placer” leur argent… justement pour éviter qu'il ne perde sa valeur !

De ces trois fonctions classiques, on peut conclure que seule la première subsiste, mais à condition d'être énoncée en disant que la monnaie est un pouvoir d'achat et que dans le système actuel, il varie constamment.
Des deux autres, nous avons retenu que lorsque l'économie n'est plus faite d'échanges individuels, une monnaie reste nécessaire pour permettre le transferts des biens entre les producteurs et les consommateurs, pour en assurer la gestion, éviter les gâchis, adapter la production aux besoins, etc. et aussi pour permettre de différer le moment d'opérer un achat, pourvu que la valeur nominale de la monnaie soit garantie pendant ce délai.

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Mais la monnaie actuelle a, de fait, d'autres fonctions, alors que les manuels classiques ne les énoncent généralement pas…:

L'une de ces autres fonctions de la monnaie “moderne” est celle de “fructifier” : en ouvrant un crédit à un de ses clients, la banque offre au titulaire du prêt le moyen d'échanger sur les marchés financiers son titre de crédit contre un capital financier, par exemple contre un titre de propriété en actions ou bien contre des obligations, susceptibles de lui rapporter régulièrement un revenu. On voit donc que la monnaie de dette actuelle a la capacité de produire une rente, donc qu'elle a pour fonction supplémentaire d'être un facteur d'enrichissement.

Il faudra se demander qui fait les frais de cette rente.

Mais ce n'est pas tout. Puisqu'“on ne prête qu'aux riches”, cette fonction d'enrichissement ne joue qu'en faveur des (déjà) riches, ceux qui peuvent offrir une “garantie” à l'organisme de crédit, notre monnaie a donc aussi une fonction de renforcement des inégalités.

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Concluons que la monnaie actuelle, capitaliste et moderne, est :
pour les faibles revenus, seulement une monnaie de consommation,
pour les hauts revenus, en plus, un moyen de s’enrichir sans rien fournir. (ni travail ni production)

(28) Voir l'introduction du livre de D. Plihon “La monnaie et ses mécanismes”.

Sources : http://www.france.attac.org/

A suivre pour la partie IV


Yves Herbo 04-2012

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