Légendes de la dimension quantique
1) Les aventures de Grana
Shaman Grana avançait prudemment, l’épée levée, silencieux comme un serpent proche de sa proie. Derrière lui et à sa droite, Saar le magicien contournait l’un des antiques arbres, boursouflé par les champignons et parasites avec lesquels il vivait en symbiose. À sa gauche, Baargi le Nain se faufilait aisément entre les ronces, sa hache en diorite fièrement brandie. Tout derrière, la Prêtresse Vuadi Mila suivait tranquillement, la gemme de son collier magique diffusait une brume autour de la belle femme et elle paraissait flotter au-dessus des hautes herbes.
Soudain, le sol trembla sous leurs pieds et un bruit sourd se fit entendre. Ils s’immobilisèrent et scrutèrent les bois devant eux. À 500 mètres, on voyait la paroi de la falaise où se trouvait l’entrée de la grotte ; dissimulée encore derrière les fourrés. Entre eux et la grotte, une masse énorme émergeait de dessus les arbres. C’était l’un des géants de la race anukis, descendants dégénérés des antiques êtres qui avaient régné, il y a longtemps. Plus proche de l’animal qu’autre chose, le géant possédait néanmoins une massue impressionnante, de la taille d’un homme.
Saar fit signe à Shaman de ne pas bouger et le dépassa tout en saisissant son bâton de feu. Le Nain avait compris la manœuvre, il saisit sa fronde et ses pierres de lave en avançant aussi. Shaman ramena l’arc qu’il avait dans le dos sur son bras et prit une flèche enduite d’huile dans son carquois.
Le géant avait senti leur approche. Il grogna comme un taureau mais recula vers l’entrée de la grotte, les jambes solides et écartées. Saar s’était vite approché, sa silhouette maigre et allongée ne l’empêchait pas d’être l’un des meilleurs coureurs. Le géant se tourna dans sa direction. Il avait d’énormes yeux noirs, plus grands que la tête d’un homme, qui semblaient jeter des étincelles. Dans le mouvement, il balança sa massue sur le tronc d’un grand arbre, Saar eut juste le temps d’en voir la cime s’écrouler à un mètre de lui. Baargi était arrivé et, avec sa fronde, arrosa le géant et ses environs de ses pierres explosives.
Le grand lourdaud hurla de colère et détourna son attention de Saar, qui en profita pour s’approcher vite d’avantage. Là, à bonne distance, il brandit son bâton et psalmodia son incantation.
Une boule de feu de la taille du géant fonça sur ce dernier, il fut vite enveloppé de flammes, alimentées par les pierres de lave de Baargi. Sur ce, Shaman et Vuadi arrivèrent et une flèche enflammée dans un œil acheva le géant gigotant. La Prêtresse utilisa sa gemme pour apaiser le début d’incendie puis se tourna vers le ciel. Là-haut, les deux lunes resplendissaient et elle vit aussi deux disques se poursuivre dans le ciel. Les vaisseaux des dieux, encore, pensa-t-elle craintivement. J’espère trouver ce qu’ils veulent ici… et qu’ils partiront…
- C’était sûrement le seul gardien, dit-elle aux autres en désignant l’entrée de la grotte, à demi cachée par un gros rocher qu’un géant pouvait déplacer. On n’a pas perdu trop de temps, allons vite chercher cette poudre magique ! Mais attention aux pièges…
Saar prit les devants, armé de son bâton enflammé magiquement pour les circonstances, suivi de Shaman et du Nain, alors que Vuadi fermait la marche avec son collier transformé en orbe lumineux. L’entrée de la grotte était rapidement suivie d’un long boyau étroit en pente douce, ce qui les rassura en ce qui concernait d’éventuels géants, trop gros pour passer par là. Ils avancèrent donc dans le couloir, espérant ne pas tomber tête à tête avec un ennemi supérieur en nombre. Ils se rendirent bientôt compte que les murs irradiaient leur propre lumière, suffisamment pour éteindre le bâton de Saar et l’orbe. Ils débouchèrent dans une magnifique salle, constellée de stalactites très anciennes qui gouttaient pour partie dans un bassin à l’eau mouvante et traversée d’un courant. Des stalagmites formaient comme un demi-mur qui séparait la salle en deux et là, le crâne d’une monstrueuse bête d’antan les regardait en grimaçant, avec des dents d’un mètre de long. Derrière le crâne se trouvait l’entrée d’un autre boyau, beaucoup plus en pente, et des rondins de bois avaient été à moitié enterrés par endroits pour ralentir la pente.
Le Nain, plus lourd avec son armure, passa devant avec satisfaction et se jeta avec entrain dans le boyau, suivi comme ils pouvaient par les autres, plus préoccupés à tenter de ralentir leur course pour éviter la chute que de voir où ils allaient. La galerie semblait s’enfoncer comme un immense tire-bouchon et ils perdirent de vue Baargi, emporté par sa vitesse. Il faut dire que les Nains adoraient les chutes d’eau et avaient l’habitude des mines et galeries. Ils pensaient sauter ainsi de rondin de bois en rondin de bois indéfiniment lorsqu’ils débouchèrent soudainement dans une vaste salle, où ils purent ralentir leur course et s’arrêter. Là, le Nain les attendait à côté d’un objet très étrange, qu’il menaçait de sa hache.
- N’y touche pas, cracha Vuadi en le foudroyant du regard, c’est ce qu’ils m’ont décrit.
Il s’agissait d’une grosse masse carrée, comme un rocher mais entièrement lisse et aucun grain n’accrochait la peau. Les angles étaient parfaits et ils n’avaient jamais rien vu de tel. Même la lame de la plus fine épée forgée n’était pas aussi lisse.
Elle se pencha et appuya sur une aspérité ovale de la chose. Ils firent tous un bond de trois mètres en arrière quand un déclic se fit entendre, puis un bourdonnement provenant du rocher étrange. Le Nain regarda la prêtresse et lui demanda si c’était elle qui avait enfermé un nid d’abeilles dans la pierre : les Nains n’aimaient pas qu’on contrarie la nature. Elle haussa les épaules, leva les yeux en l’air et se dirigea vers le fond de la salle :
- Nous n’avons pas fini notre tâche, par ici la suite…
Une autre galerie s’ouvrait entre deux monolithes gravés de symboles inconnus de bas en haut. Elle s’élargissait rapidement, tout en s’enfonçant en pente douce et ses parois luminescentes irradiaient un ton vert bouteille. Juste après un virage serré apparut un immense tunnel qui s’enfonçait tout droit dans la montagne, au milieu de la route se dressait une excroissance en métal, en forme de U à l’envers qui disparaissait avec elle au fond dans le lointain. Ils s’arrêtèrent, ébahis.
- T’es sûre que c’est par là ? s’étonna Baargi en voyant la piste semblant s’enfoncer sur des kilomètres.
- Tu as vu un autre chemin ? grinça Vuadi en avançant et en précisant : ne frappe pas sur ce rail…
Sur ce, le Nain lui tira la langue, bondit sur le rail en saisissant sa hache en fer et asséna un puissant coup au sommet métallique. Un éclair rouge et un bang sonore éclatèrent et Baargi atterrit, sonné, dans les bras de Shaman qui recula jusqu’à la paroi pour se retenir de tomber sous son poids. La hache était restée sur le rail, comme soudée et irradiait une lueur rouge. Ils allaient s’approcher à nouveau lorsqu’un nouvel éclair jailli et la hache s’envola au-dessus d’eux et rebondit contre la paroi derrière, pour retomber aux pieds de Shaman. Ce qui réanima instantanément le Nain, qui ouvrit de grands yeux avant de sauter des bras de Grana pour chuter sur ses fesses et regarder sa hache. Son fil irradiait encore d’une lueur rouge sang mais elle semblait intacte.
- Quand tu auras fini de te prendre pour le Fou du Roi, on pourra y aller, fulmina Vuadi avec un regard qui semblait lancer autant de rayons que la précédente explosion.
Le nain secoua sa tête pour s’éclaircir les idées et répondit en grognant :
- J’aime pas prendre le chemin qu’on a décidé pour moi… ce chemin étrange tout tracé est un piège…
Elle allait répliquer lorsque Shaman intervint en faisant un large geste :
- Taisez-vous ! Ecoutez !
Au loin, une sorte de sifflement sourd provenait du fond du tunnel, alors qu’on avait aussi l’impression d’entendre une immense armée courir dans leur direction… tac-tactac… ou des sabots nombreux se précipiter vers eux. Ils se regroupèrent par instinct et froncèrent les yeux pour distinguer ce qui approchait dans la noirceur du tunnel. Soudain, tout au fond apparut la lueur d’une torche très vive et blanche. Elle se transforma vite en une sorte de boule blanche lumineuse qui grossissait de plus en plus de son approche. Enfin, ils distinguèrent une sorte de monstre sombre, immense serpent qui semblait s’étirer des ténèbres. Des lueurs étranges apparaissaient le long des murs et le suivaient, comme des ombres lumineuses qui se précipitaient à ses côtés…
Ils firent demi-tour d’un même ensemble pour s’enfuir mais ils s’arrêtèrent net. Il n’y avait plus de chemin derrière eux : il avait disparu et une cloison de roches brutes fermait le sous-terrain à quelques mètres de là. Interloqués, ils interrogèrent tous Saar le Magicien du regard mais celui-ci ouvrit de grands yeux et écarta les bras, toujours avare de ses paroles…
Mais pendant ce temps, la chose s’était approchée très vite, son sifflement ne couvrait pas leur voix mais perturbait leurs sens inhabitués. Le serpent glissait sur le chemin de métal et il émettait de la lumière ! Devant lui et sur ses côtés. La légère descente le fit apparaître encore plus monstrueux : il avait deux grands yeux, comme deux grandes pièces d’or illuminées et une torche éblouissante sur son nez effilé, retroussé comme un patin de traîneau.
Prêts à tout, ils saisirent tous leurs armes et attendirent, côtes à côtes en s’apprêtant à défendre chèrement leurs vies contre ce serpent monstrueux.
Ils furent déçus en la matière : le monstre ralentit soudainement pour s’arrêter à environ 100 mètres d’eux. Là, ils entendirent comme un ballon de baudruche se dégonfler bruyamment et des objets coulisser. Mais c’est le son nettement reconnaissable d’une foule bavarde et en mouvement qui les fit se rapprocher. Lentement, les armes levées et groupés par deux à gauche du chemin de métal. Plus loin, des marches apparaissaient et donnaient sur un vaste hall éclairé de lumières très douces et tamisées, mais qui laissaient apparaître curieusement tous les détails, y compris dans l’ombre pourtant présente. Là, le monstre s’était éventré lui-même pour laisser sortir une multitude de gens habillés de façon étrange…
Attiré par un banc entièrement en métal, la première chose qui apparaissait à leur gauche, le Nain connaisseur s’en approcha. Un objet étrange avait attiré son attention et il allait s’en saisir lorsqu’une voix lourde et traînante l’interpella. Une créature légèrement plus grande que lui était accourue et gesticulait. Il distingua un homme, ou était-ce une femme ? – aux traits lourds et empâtés surmontés d’une sorte de casque à moitié en tissu et en une matière inconnue, avec de curieux vêtements qui enserraient les jambes comme des tuyaux en bas. Il désignait la petite boite rectangulaire en métal tout léger qui avait attiré Baargi et parlait de façon stridente un langage inconnu tout en titubant quelque peu.
Avant que les autres ne puissent intervenir, le Nain bondit sur l’objet, le saisit de la main gauche tout en se protégeant de son lourd marteau, dressé à moitié. La créature s’arrêta net, les yeux comme des billes, tapa sa tempe de son index et recula maladroitement en maugréant… peu enclin à vérifier la signification de ce geste étrange, le Nain recula aussi, secouant fièrement l’objet qui se mit soudainement à se plaindre ! Non, il faisait de la musique décréta Baargi en reconnaissant le son du gong, voir de la flûte aussi. Il faillit le lâcher quand il prit vie dans le creux de sa main : il vibrait comme une mouche prise dans la poigne et faisait presque le même bruit.
Soudain, leur vue se troubla étrangement. Tout semblait apparaître en double de façon étrange, comme si chaque contour de chaque chose était légèrement décalé par rapport à l’autre, et en relief tout en s’interpénétrant. Saar sembla soudainement réaliser quelque chose et saisit sa bourse, jeta vite quelques pièces de cuivre et d’argent à l’étranger qui écarta stupidement les bras au lieu de les attraper. Pendant que leurs tintements résonnaient sur le sol, il leur désigna l’endroit d’où ils venaient d’un grand geste en s’y précipitant. Ils le rejoignaient à peine que tout sembla vibrer, tant le sol que les murs qu’eux-mêmes et leur vue. Quand tout se dissipa, à peine deux secondes plus tard, ils se retrouvèrent tous avec la bouche grande ouverte, idiots. Leur issue était bien là, telle qu’ils l’avaient laissés, et quand ils se retournèrent ils virent juste une caverne de taille modeste qui avait due être habitée il y a peu, mais déserte.
- Quel étrange rêve nous avons fait là !, s’exclama Shaman, et par quelle magie Saar ?
- Très puissante et qui me dépasse, assura, pour une fois modeste – ou prudent – le magicien.
- C’est plus qu’un rêve et de la magie, renchérit le Nain en montrant sa main.
L’objet qu’il avait saisit avant qu’ils ne se « réveillent » de ce curieux cauchemar en commun était bien là, brillant de sa couleur métallique bleutée. A ce moment, par inadvertance, le Nain caressa une face du rectangle plat de son gros doigt musclé et la face s’illumina subitement. Shaman, toujours prompt et aux aguets, rattrapa au vol l’objet lâché par le Nain de frayeur et le regarda avec de grands yeux ébahis… la tête d’un petit personnage en mouvement était apparue au milieu de la face du rectangle pendant qu’une petite voix fluette se faisait entendre.
Vuadi se précipita alors sur Shaman avec l’un de ses fichus de soie de luciole, lui prit la chose des mains et l’enveloppa fermement dedans, étouffant vite son et lumière.
- C’est un objet divin qu’il faut protéger et cacher. Nous devons le ramener au Temple rejoindre les autres reliques réunies depuis des milliers d’années… et prier. Je pensais trouver un trésor peut-être ici, mais c’est au-delà de mes espérances. Nous avons vécu un mystère et ramené une preuve : même les Géants vont se souvenir de nous pendant des générations, et pas seulement pour avoir réussi à tuer l’un des leurs…
© Yves Herbo SFH 02-2013
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